Week-end prolongé: Père & fils
Le Week-End Prolongé (n) : Un ou deux jours de plus pour prendre le temps et trouver un endroit à part pour pédaler. Quelque chose de simple. Se lever, prendre son barda et aller de l'avant. Pédaler pour s’aérer l’esprit.
Paul-Louis Clermont, 72 ans, est en train de régler le vélo qu’il vient d’emprunter à l’atelier du Café. Il tente de se remettre en selle avec ce VTT électrique Scott qui vient rejoindre sa collection personnelle assez fournie : des vieux vélos en acier aux gravels personnalisés, en passant par des VTT non suspendus et des éditions spéciales en carbone. Son fils est là pour l’aider. C’est notre co-fondateur, Rémi, qui sait parfaitement que les réglages, pour son père, sont tout aussi importants que l’analyse du trajet Strava après l’arrivée.
Michel Icard, 61 ans, avec son éternel sourire aux lèvres et des yeux qui pétillent, nous rejoint. Il pose son sac devant le bar du Café. Ce sac arbore encore son numéro de coureur du championnat du monde Gran Fondo de l’an dernier. Michel, grimpeur dans l’âme, était déçu de finir seulement 14ème à cette course de sprinters...
Florent, son fils, arrive en même temps, après avoir passé la matinée à aider des touristes à enfiler leurs skis à Auron. Ancienne étoile montante, Flo partage aujourd’hui son année entre la montagne en hiver et le vélo en été. C’est sa première vraie sortie vélo de 2018. Il s’inquiète un peu de ne voir que la roue arrière de l’ancien....
Cela fait des mois que nous soupirons après ce week-end prolongé. Vraiment. Chaque soir et chaque matin, les ferries sont au port pour nous rappeler que la Corse n’est pas si loin de Nice. C’est un choix qui s’impose pour le Café du Cycliste : pas de portiques de sécurité à l’aéroport, pas de vélos à empaqueter... rien qui ne vient interférer avec le voyage.
On ne plaisante pas avec la Corse chez les Icard. Michel (ou « Mich Mich » pour les Niçois qui partagent le bitume avec lui) est marié à une Corse. Lui et son fils Flo retournent au moins une fois par an à la maison de famille, perdue dans les montagnes du sud.
Flo nous confie que pendant ses années de semi-professionnel, alors qu’il lorgnait sur un contrat pour passer pro, ses entraînements les plus difficiles ont été sur les routes corses. « Jamais plat »('never flat'), ajoute-t-il. Et avec tous ses pics et promontoires qui se voient depuis la mer, personne ne peut le contredire !
Camp de base à Bastia. Le Cap Corse sera la première épreuve. Une randonnée de 100 km pour faire le tour de cette péninsule dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et partir aux premiers rayons du soleil de l’est pour aller voir le soleil se coucher à l’ouest.
Paul-Louis remet immédiatement en doute l’itinéraire : « Si nous partons vers l’ouest, ça veut dire que nous finirons par le col de Teghime ? ». Paul-Louis est alsacien, mais il connaît si bien les routes et montagnes du pays que c’est à se demander s’il n’a pas une carte Michelin de chaque région implantée dans le cerveau. Il n’a jamais fait de course et n’a jamais appartenu à aucun club. D’ailleurs, il préférera mille fois faire l’ascension nocturne du Ventoux que de faire de la compétition. Mais il a fait du vélo toute sa vie. Pour le plaisir, pour lui-même, et avec son fils. Rémi est fait du même bois. Son père l’a aidé à appréhender le cyclisme autrement, le préparant à toujours s’échapper du peloton.
Le Cap Corse vous plonge immédiatement dans cette atmosphère d’isolement palpable dans toute l’île. À droite, l’horizon qui se perd sur la mer, à gauche les pics enneigés. Et non ce n’est pas un cliché, c’est vraiment cela la Corse : une montagne en pleine mer. Erbalunga est la première carte postale de notre randonnée. Petit port de pêche calme et charmant qui vit encore de cette activité. L’île entière est bordée de tours génoises, réminiscence de siècles de guerre.
Un petit conseil : ne faites jamais le tour du Cap Corse hors saison sans réserver une table pour midi. La tranquillité, c’est une chose, mais faire 50 km alors que le ventre crie famine, c’en est une autre !
Pour Mich Mich, l’une des meilleures épreuves d’ultra-endurance (l’une des nombreuses disciplines qu’il pratique) est d’arriver en ville, de passer au travers de toutes les bonnes odeurs qui sortent des restaurants pour arriver jusqu’à l’assiette. Parce que bien qu’il soit fin comme un haricot vert, Mich Mich mange aussi bien qu’il grimpe. Il sait très bien comment ravitailler la machine : peu à la fois, mais souvent. Quoique le « peu » soit relatif... Flo et Rémi pourraient en prendre de la graine pendant qu’ils se remémorent leurs premières difficultés et comment leur père respectif les ramenait en petits morceaux à la maison.
Après avoir trouvé par hasard de la charcuterie digne d'un roi à Centuri, les quatre compères empruntent l’une des routes côtières les plus spectaculaires que connaissent les cyclistes. En certains endroits, la route à une voie prétend être une route nationale, mais la ligne blanche ne trompe pas : impossible de passer à deux voitures de front si on souhaite rester en vie. Elle est suspendue au flanc de la montagne dont les racines disparaissent dans la mer et semble se perdre dans les méandres rocheux, n’offrant pour seul horizon que le bleu de la mer et du ciel. Le groupe progresse en formation serrée, profitant du tapis d’asphalte lisse et du panorama. Peu de mots sont échangés, mais qu’il y a-t-il à ajouter quand on y pense ?
À l’ouest, le soleil égrène les heures comme un sablier au fur et à mesure qu’il se rapproche de l’eau. C’est lui qui décide quand les coureurs partent et quand ils arrivent.
Objectif : la baie de Nonza. Coucher de soleil sur la plage, les pieds dans l’eau pour reprendre des forces le second jour. Paul-Louis, du haut de ses 72 ans, souffrait plus du froid que nous et il a donc choisi de renoncer. Flo, pour sa part, a préféré jeter des cailloux et essayer d’asperger Rémi et Mich Mich qui ne demandaient qu'une chose : profiter de la vue. Après avoir couru un gran fondo, les endorphines se libèrent. La seule solution est de manger plus.
Au restaurant, le serveur tente désespérément d’écouler son stock de côtes de bœuf aux clients de la dernière heure. Mais attention, le meilleur bœuf corse, « fais-moi confiance » ne se lasse-t-il de répéter, nous faisant rire et douter tout à la fois. Tout le monde a commandé une pizza, mais pour le vin, nous avons fait dans le local.
Après une journée sur cette magnifique route côtière, s’ensuit une boucle de 80 km à l’intérieur des terres, dans la montagne, et avec pour introduction le col de Santo Stefano.
La D62, comme bon nombre de routes corses, est repérée comme une route touristique sur la carte Michelin. Les bosquets d’oliviers sur les premières pentes douces laissent rapidement la place à une gorge et une vue sur les sommets enneigés d’Asco, où on peut encore faire du ski à cette saison. Mais les arbres ont le tronc noirci par les incendies et, un peu plus haut dans la montée, nous découvrons un cimetière de voitures abandonnées. On se croirait dans un film. Mais c’est une bonne excuse pour reprendre notre souffle en plaisantant. Cela nous rappelle que la Corse ne se résume pas à « l’île de beauté ».
La panique de la pénurie du premier jour laisse place au pique-nique. Baguettes dans les poches arrière et déjeuner sur un rocher, au milieu de nulle part. Les fleurs commencent à poindre, au milieu des cartouches de fusil jaunies qui parsèment l’herbe. Le grand-père de Flo est chasseur, ce qui est le cas de 90 % des hommes de l’île selon lui. Après tout, elle doit bien venir de quelque part cette délicieuse charcuterie.
Nous découvrons au fil des villages perchés de Pieve, Sorio et San Pietro-di-Tenda la vie rurale de la Corse – ou tout de moins ce qui lui ressemble. Nous redescendons sur Saint-Florent pour prendre un café et nous asseoir aux premières loges d’une partie de pétanque post-déjeuner. Un homme imposant arrive et pointe immédiatement toutes les boules du jeu sans en manquer une seule, pour le plus grand plaisir de Rémi.
La vallée en forme de cuvette qui s’étend derrière Saint-Florent et qui remonte jusqu’aux villages d’Oletta et de Patrimonio n’est pas sans rappeler la Toscane. Une terre idéale pour la vigne. Patrimonio est réputé pour cela et le domaine Leccia constitue un arrêt au stand idéal avant d’entamer le col de Teghime pour le retour.
Mich Mich fait une dégustation, au risque de « déguster » ensuite sur le vélo, mais cela fait partie de l’aventure, une anecdote qu’il pourra ajouter à l’encyclopédie de ses expériences cyclistes.
Flo n’arrête pas de demander s’il n’y a pas un peu de charcuterie et Rémi est dépité en songeant au peu de place qu’il y a pour rapporter du vin à Nice et en songeant qu’il n’a même pas de cave. Paul-Louis ? Lui est dans son élément. Il collectionne les bouteilles avec presque autant de ferveur que les vélos, et finit par en acheter deux caisses : « Il n’est pas mal, mais surtout, c’est que chaque fois que j’en ouvrirai une je me souviendrai de cette randonnée ». La sagesse ne s’acquière pas en un jour.
Flo nous raconte un grand moment de sa vie de cycliste. Ayant tenu une échappée toute une journée dans le Tour de Savoie, il a connu une grande défaillance dans la dernière montée et a perdu 15 minutes sur les 10 derniers kilomètres. Il est comme tous les moteurs de course : il peut monter facilement dans les tours, mais s’il manque une seule goutte d’huile, c’est la catastrophe.
Il se retrouve en hypo dans la montée du col de Teghime et se fait distancer par tout le monde. Ils l’ont attendu et... il a fini au sprint ! On peut toujours priver un coureur de courses, mais un coureur le reste dans l’âme, comme Flo.
Il manquait un petit « fais-moi confiance » au dîner. Il faut dire que nous avons pris du poulet grillé et du pain en regardant le va-et-vient des ferries au port. Sur le bateau, les pères et fils se sont réparti les cabines, qui, sur les ferries les moins chers, disons-le, ne sont pas très grandes.
Après un week-end comme cela, certains trouveraient la proximité trop pesante. Mais ce n’est pas un souci pour les Clermont et les Icard : le corps fatigué, ils peuvent se reposer en silence, contents d’avoir resserrer les liens dans une telle aventure.