Northcape 4000
Un peu plus tôt dans l’année, Sophie Gateau avait rejoint l'aventure DUE SOUTH depuis Nice jusque Majorque en tant que "stagaire" d'un trio longue distance. Deux mois plus tard, comme pour prouver sa qualification en tant que cycliste Audax accomplie, elle a décidé de s'attaquer à l'une des plus longues épreuves d'Europe : le Northcape 4000.
Tout a commencé par une histoire de cabots. Une peur panique des meutes de chiens errants balkaniques, ceux-là mêmes qui croquent les mollets de cyclistes qui passent devant leur museau, me décide à m'inscrire sur la Northcape 4000, une aventure en autonomie de 4500 kilomètres reliant Torino en Italie au Cap Nord en Norvège sur une trace imposée. Mes bêtes féroces seront des rennes.
27 juillet, 08.00, Torino. Nous sommes 141 cyclistes prêts à en découdre, un mélange hétéroclite de pointures de la longue distance et de newbies comme moi et mon amie Myriam. Une crevaison inopportune 100 mètres après le départ et nous ne reverrons quasiment plus personne. Les leaders de la course rouleront pas loin de 400 kilomètres par jour, nous nous en tiendrons modestement à 200. Notre unique objectif est d'arriver au bout.
Les premiers 2000 kilomètres s'égrènent tranquillement en terrain conquis, entre l’Italie et le Danemark avec deux checkpoints imposés : Strasbourg en France et Bastogne en Belgique. Au programme des réjouissances : une arrivée épique au sommet du col du Grand Saint-Bernard à pied sur les derniers 20 mètres tellement le vent est fort, la descente dans les nuages, la traversée du massif du Jura par un col beaucoup trop passant qui mérite d’être oublié et le parcours accidenté et magnifique de la classique ardennaise Liège Bastogne Liège, autrement connue sous le nom“TheGreen Hell” .
Les paysages changent rapidement. Le relief disparait, laissant le champ libre au vent d’Ouest, aux maisons de briques hollandaises, à leurs jardins fleuris, à leurs pelouses tondues au cordeau, puis aux interminables plaines agricoles allemande et danoise où gambadent les animaux sauvages. Au Danemark, les villages coincés entre des champsde sapins de Noël et de céréales, sont de moins en moins nombreux et de plus en plus petits, avec une constante : on n’y trouve souvent rien à manger, mais il y a toujours un salon de coiffure. Question de priorité.
La routine s’installe. Rouler, trouver un café, rouler, trouver de quoi manger, rouler, chercher un endroit pour dormir. Le grand gagnant est le bac à sable sous le bateau pirate des aires de jeux d’enfants, quatre étoiles au classement du guide du meilleur plan bivouac. Et recommencer. 10 jours de suite.
7 aout, 18:30, Oslo. La traversée du détroit du Skagerrak nous as permis de souffler pendant 9 heures. Myriam a décidé de s’arrêter là, je continue en solo. Plus de la moitié des cyclistes au départ ont déjà abandonné. Haut les coeurs. Je reprends la route tout de suite, je sais bien que si je passe la nuit en ville, le départ n'en sera que plus dur. La voilà mon aventure! Je ne sais pas trop à quoi m’attendre hormis la certitude que les conditions météo vont se dégrader et les distances entre les villages drastiquement s’allonger. Rouler seule ne m'effraie pas, au contraire. La gestion du temps, des distances et de la fatigue ne se fera désormais qu’à ma guise.
L’inconnu. La Scandinavie est un nouveau terrain de jeu dont je ne maîtrise pas encore les règles. N’ayant pas emporté de tente, mais seulement un bivy bag, les endroits pour bivouaquer deviennent difficiles à trouver. Avec le froid et l’humidité qui se sont installés, c'est une autre stratégie à mettre en place. Une tentative au bord d’un lac suédois infesté de moustiques se révèle assez catastrophique, mais occasionnera la plus belle et improbable des rencontres avec Marine, une randonneuse parisienne en vacances, qui, me voyant passer sous la pluie depuis son camping-car viendra m’apporter de quoi manger et suivra mon périple jusqu’au bout sur le site de tracking. Reboostage puissance 1000 !
Après un rapide passage par la Norvège, j'entre en Suède, la traversée du pays s’étire sur près de 900 kilomètres. Une nature sauvage, des forêts de sapins et de bouleaux, des maisons de bois colorées et des fleurs fuschia, mauves, blanches et jaunes qui poussent aléatoirement le long de la route… Tout ça me donne l’impression de rouler dans le décor au parfum résineux d’un film d’Ingmar Bergman. Je croise mes premiers rennes.
Les villages se raréfient encore. Fini l’improvisation, il faut maintenant planifier d’un jour sur l’autre où trouver de quoi manger et dormir car les ravitos sont parfois espacés de plus de 100 km les uns des autres(leravito du Nord étant à la fois une station-service, un café, un fournisseur de hotdog et de bonbons à la réglisse, un marchand d’articles de pêche et le seul espace où croiser des êtres humains). La région est truffée de campings, constitués le plus souvent de mignonnes petites cabanes en bois avec tout le confort moderne, c'est-à-dire un chauffage, aussitôt transformé en sèche-linge vu la pluie qui tombe sans discontinuer, et une bouilloire. Ils seront ma providence. Il en faut peu pour être heureux.
Je traverse le cercle polaire arctique. Je n’ai pas révisé ma géographie avant de partir et je suis presque surprise de le trouver là, au beau milieu d'un plateau désertique. Son franchissement est éprouvant. Il n’y a qu’une route que se partagent les motos, les voitures, les camions à double remorque et moi. Presque 400 kilomètres passé sur cet axe, en équilibre sur un ruban de 10 cm entre ligne blanche et graviers. Opération serrage de dents, musique à fond et activation du mode turbo pour en finir au plus vite.
De retour en Norvège, la beauté des paysages, le respect des conducteurs envers les cyclistes et les nombreux messages d’encouragements que m’adressent les copains me re-motivent. Trop d’euphorie, et première erreur. Je suis partie pour enchainer une grosse journée et une nuit blanche pour prendre le premier ferry à 300 kilomètres de là, au petit matin. Mais cela fait 17 jours que je suis sur la route. À 23h, épuisée, je me pose dans un abribus. Pour éviter de sortir tout l’équipement de bivouac, je tente le coup avec juste mon sursac de couchageet une couverture de survie malgré la nuit froide, spoiler alert : ca ne marche pas du tout. Je repars à 3 heures du matin, il fait déjà jour. Je n’ai quasi pas dormi, mais je me dis que le bateau m'en donnera l’occasion.
Deuxième faute, je n’ai pas bien regardé la map, il reste seulement une centaine de kilomètres certes, mais avec une belle montagne au milieu. Une pluie glacée me tombe dessus pendant l’ascension, il n’y a aucun abri. Au milieu de cette panade, un moment magique, un élan surgit de la brume devant moi. Malgré ça, je commence à m’endormir sur mon vélo. Bien que je porte tous les vêtement dont je dispose, je suis congelée et mes pieds et mes mains sont trempés. Aux grands maux les grands remèdes, je fais une micro sieste de 10 minutes sous la pluie qui s’est transformée en crachin norvégien et repars en enroulant ma couverture de survie sous ma veste étanche, un look improbable qui fera l’affaire jusqu’au port de Bodø.J'arrive à destination vers 13 heures. Je réserve un hôtel et vais directement me coucher. Le bateau attendra bien une demi-journée.
Le lendemain matin je débarque sur les îles Lofoten, juste avant le départ de l’Artic Race of Norway, course cycliste internationale. Les routes sont bloquées, sauf pour les vélos, et les supporters au bord de la route se demandent bien ce que je fais là, deux heures avant le passage du peloton. Les paysages sont époustouflants, la végétation luxuriante, les villages de pêcheurs typiques, le soleil est de retour, les derniers 1000 kilomètres s’annoncent sous de bons auspices.
Je passepar la région de Troms, plus majestueuse encore que les Lofoten, une série de fjords spectaculaires entourés de sommets enneigés. Les rennes sont de plus en plus nombreux, des bergeronnettes grises virevoltent devant mes roues, les routes sont désertes, le plaisir de rouler à vélo est concentré dans ces quelques instants.
La fin de l’aventure approche, j'entre dans l'austère région du Finnmark, aride toundra de pierres, de mousse et de petits arbres tordus. Les seules personnes que je croise sont les employés des rares stations-services et quelques cyclotouristes, nos routes convergent toutes vers le Cap Nord, aimant symbolique.
Se profile enfin le dernier des innombrables tunnels traversés, Celui-ci est hors du commun : 7 kilomètres creusés sous la mer, dans l’obscurité, avec une pente descendante et ascendante à 9% pour rejoindre l’île de Magerøya. En y entrant j’ai l’impression de m’engouffrer dans les ténèbres. La température chute de 15 degrés en 5 minutes et l'eau qui coule sur les parois intérieures a gelé. Sortons de là au plus vite.
Après une nuit à Honningsvåg, ville la plus septentrionale au monde, je repars à l’aube pour savourer les 30 derniers kilomètres en solitaire. Le trajet est fou, le paysage complètement décharné ondule, le vent est glacé et les nuages remontent le long des falaises. L’émotion m’étreint en apercevant au loin le bâtiment du Cap Nord. Nous sommes le 21 août, le soleil se lève, je suis arrivée au bout de l’Europe.
Torino - NorthCape : 4631 km / 40754 D+ / D24 H22 M42